viernes, 6 de mayo de 2011

Pour une anthropologie de la lecture

06 mai 2011
Plus j’explore le sujet de la lecture, plus je me rends compte que nous ne savons pas grand-chose de la lecture et des modes de partage que celle-ci induit, et ce, pas seulement dans le numérique, mais même dans le monde du papier.

Nous achetons peu les livres que nous lisons

Brian O’Leary, en janvier, citait une étude de Forrester (datant de novembre) s’appuyant sur un sondage qui demandait à une population américaine circonscrite comment ils avaient acquis le livre qu’ils lisaient (désolé, je n’ai pas accès aux détails du sondage, l’étude de Forrester coutant ses 500 dollars). La surprise d’O'Leary était la même que la mienne : 50 % des sondés ont répondu qu’un ami leur avait prêté/donné un livre ! Les réponses suivantes étaient qu’ils l’avaient emprunté à la bibliothèque publique (38 %), l’avaient acheté dans un supermarché (38 %), chez Amazon (28 %) ou bien avaient trouvé un vieux livre non lu dans leur collection personnelle (28 %). “3 des 5 façons préférées d’obtenir un livre ne passent pas par l’achat !”
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Image : Portraits de lecteurs dans le métro, par Nicolas Nova et ses étudiants.
Nous sommes tellement habitués à regarder les chiffres des industries culturelles (.pdf) et à penser l’économie du secteur sous le seul angle de son économie marchande que nous sommes toujours surpris de constater que bien souvent, ce n’est pas cette économie marchande qui est au coeur des échanges culturels (quels qu’ils soient d’ailleurs : qu’on parle de musique ou de films, comme de livre ou d’art). L’économie de la culture forme certes la part la plus visible de notre accès à la culture, mais elle n’est pas le seul point d’entrée, loin de là… Mais comme le reste n’est pas dans le scope des économistes du livre (sauf comme un manque à gagner), bien souvent nul ne voit l’intérêt de mesurer ces échanges non marchands. Pourtant, la culture n’est pas dans un “fondamentalisme marchand”, comme l’explique très bien Philippe Aigrain.
Mais on mesure mal le marché de l’occasion comme celui des échanges informels. Il est pourtant vivace comme le montrent les échanges de livres des communautés des blogueuses du livre. Je suis sûr que si on demandait à 1000 personnes d’où provient le dernier livre qu’elles ont lu, beaucoup répondraient également que c’est un livre qu’on leur a prêté ou donné.
O’Leary a ensuite raison de souligner que si l’essentiel des livres que nous lisons sont des livres que nous n’avons pas achetés, le modèle économique du livre électronique (qui ne permet pas le prêt, à tout le moins pas facilement, car le plus souvent le nombre de prêts, quand il est possible, est limité - même si des services, comme Lendle pour le Kindle, tentent d’optimiser ces possibilités) pose problème. Et comme il le dit très bien “Si le partage d’ouvrages fait partie de ce qui nous encourage à vouloir les lire, le fait de ne pas pouvoir partager des livres risque surtout de réduire la taille du marché”.
Toute la question est donc bien non pas de migrer le contenu vers des formes électroniques, “mais de se demander comment ce qui est publié sera découvert, accessible”. Limiter les fonctions sociales du livre risque surtout de tuer le marché, comme on constate déjà que le manque de sociabilité contribue à la chute de la lecture des enfants !

On ne connaît pas assez la lecture

A l’Ensci (Ecole nationale supérieure de création industrielle), Nicolas Nova a donné à de jeunes designers une initiation aux méthodes ethnographiques avant de les envoyer sur un terrain bien particulier : le métro ! Leur but était d’observer et de réaliser des entretiens avec des lecteurs afin de comprendre leurs habitudes, comportements et usages de lecture dans les transports en commun.
L’étude empirique montre rapidement plusieurs niveaux de motivation de ce public et divers types de comportements de lecteurs et de postures associées qui tissent quelques profils particuliers de lecteurs. Ces observations ont donné lieu à d’intéressants prototypes imaginés par les apprentis designers, car comme le dit très bien Nicolas Nova : “la compréhension des usages est une source pertinente pour imaginer des nouveaux services et applications”. Mais encore faut-il les comprendre et les comprendre vraiment. Le sondage de Forrester montre bien qu’on a souvent de fausses idées sur le sujet du livre et de la lecture. Donc, qu’il est important de retourner à l’observation.
Robin de Mourat est étudiant en design à l’école Boulle et travaille également sur le sujet de la lecture. Son projet de diplôme s’intitule “Garder le fil” et porte sur la relation entre attention et lecture “d’étude” chez les adolescents, en observant comment des étudiants travaillent avec des documents. Comment prennent-ils des notes ? Comment les conservent-ils ? Comment lisent-ils ces documents ? En observant ces pratiques, Robin espère pouvoir concevoir un service permettant de répondre à certaines d’entre elles.
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Image : Différentes formes de lectures depuis leur observation, par Robin de Mourat.
Et c’est bien cette observation qui manque à ceux qui façonnent le numérique depuis nos usages du papier. On connait les chiffres de ventes des industries culturelles (l’économie du livre). On connait un peu les pratiques culturelles. On a des notions de sociologie de la lecture… Mais il manque vraiment une anthropologie (et son corolaire, l’ethnographie, l’étude de terrain) de la lecture, qui nous apprenne comment on lit (et comment on lit différemment selon les titres qu’on lit), comment on juge ce qu’on lit, comment on transmet et on échange nos lectures, comment on les mémorise, etc.

Les limites du livre homothétique

Un exemple assez flagrant me vient à l’esprit pour illustrer cela. On a longtemps pensé que la numérisation des contenus profiterait d’abord aux essais : finalement, pouvoir chercher dans un livre est une commodité qui devrait intéresser d’abord les chercheurs et les scientifiques. C’est un moyen pour aller plus vite au coeur d’un livre, pour retrouver des passages, une citation, des sujets… Or, la plupart des études montrent le contraire. Les gens qui basculent du papier à l’électronique ne sont pas des lecteurs d’essais. Les titres les plus vendus au format électronique sont d’abord des romances et des polars. Aux Etats-Unis, les lectrices d’Harlequin se sont massivement tournées vers le numérique. Ce qui pourrait paraître étrange de prime abord. Ce sont de gros lecteurs qui utilisent l’électronique pour démultiplier leurs lectures linéaires. Et en effet, les écrans facilitent la lecture linéaire. Les liseuses sont des machines à lire, mais à lire du début à la fin. Naviguer dans le contenu, s’y repérer est encore bien souvent difficile. Le sommaire ne suffit pas. Il faudrait par exemple pouvoir passer facilement, d’un clic, d’un sous-titre à un autre, disposer de vrais index, de sommaires très détaillés… Ce qui est loin d’être le cas, d’autant plus avec des livres électroniques homothétiques, faits rapidement, souvent à la chaîne, sans s’intéresser au contenu qu’on numérise. Les possibilités de feuilletage, qui sont la matière de la lecture savante, permettant d’aller d’un passage à un autre, de prendre connaissance du livre sans le lire sont encore complètement absentes des ebooks. Une étude récente s’intéressant à trouver les raisons du faible usage de manuels scolaires électroniques dans des universités américaines montre exactement la même chose : “Le texte au format numérique perturbe la cartographie cognitive par laquelle les lecteurs utilisent des indices physiques tels que l’emplacement sur ​​la page ou la position dans le livre pour revenir en arrière et trouver un passage ou même pour les aider à retenir l’information qu’ils viennent de lire”.
Il y a là un vrai défi à relever qui montre surtout notre méconnaissance des pratiques, des modes de lectures, des façons dont on lit, dont on utilise la lecture pour en faire connaissance. L’étude de Robin de Mourat montre bien cela justement : il n’y a pas qu’un mode de lecture d’étude et celle-ci est assez peu linéaire finalement.
La liseuse favorise une lecture boulimique et linéaire. C’est certes essentiel. Mais cela ne va pas suffire. Pas suffire pour convaincre ceux qui ne sont pas boulimiques de lecture. Pas suffire pour répondre à tous les modes de lecture.
Pour naviguer dans les livres, les livres électroniques doivent se doter de nouvelles fonctions : de sommaires détaillés, de multiples index, des possibilités avancées de marquage du texte (avec des tags ou des balises dotées de fonctions et permettant de les activer ou récupérer facilement), des possibilités de dérouler le texte (passage de sous-titre en sous-titre d’un simple clic…)… Et pour le comprendre, il nous faut mieux regarder comment on lit, comment on utilise ces appareils, comment on ne les utilise pas… S’intéresser à nos lectures et aux façons dont on lit à l’heure de l’électronique.

 http://www.lemonde.fr/livres/

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