La mémoire est essentielle à notre appréhension du futur. Or, les technologies numériques transforment la mémoire matérielle : tantôt elles décuplent ses capacités, tantôt elles constituent un obstacle à la pérennité et à la circulation libre et ouverte des informations. Dans le contexte de l’hyperdocumentation et de l’essor du soi quantifié qui nous amène à consigner chaque événement, chaque fait de nos existences, les conditions de la collecte, de l’exploitation et de la sauvegarde de nos données personnelles, nouvelle épiphanie du Web, sont en question.
La mémoire est liée à l’essence et à l’identité humaines et elle représente une composante nécessaire à la planification du futur. Suivant les travaux de Dan Schacter, chercheur à Harvard, la mémoire des événements passés, justement parce que cette fonction est plastique et approximative, permet la construction créative, la simulation du futur nécessaire à la prise de décision au présent :
One of the reasons that memory may be hazy and flexible, according to Schacter, is that the vagueness and the malleability allow for a constructive approach to simulating the future. This ability, in turn, is crucial to any sort of meaningful decision making. We have to be able to visualize what will happen, be it in the next few minutes or the next few months or even the next few (and not so few) years in order to decide on and commit to a proper plan of action in the present. And according to Schacter, one of the main reasons we are able to do this is because of our memory for past events.
Quel sera le futur de cette mémoire essentielle à l’anticipation du futur? La fonction cognitive s’appuie sur la mémoire matérielle en tant que technologie du livre ou numérique. Qu’elle soit cognitive ou matérielle, la mémoire est bousculée. À l’ère de l’hyperdocumentation, de la quantification de soi, des capteurs sur le corps en intégral, jusqu’où ira-t-on dans la fabrique de la mémoire? Est-on en mesure d’atteindre une forme de Total Recall, d’après le titre du livre écrit par Gordon Bell et Jim Gemell, préfacé par Bill Gates avec cette phrase accrocheuse : « Imaginez votre vie accessible en un clic »?
Ni science ni fiction, cet essai raconte le projet d’une équipe, rassemblée autour de Gordon Bell, qui cherche à réunir les conditions technologiques de la documentation totale, de l’écosystème de soi, un guide pour la survie numérique de soi. La mémoire humaine est si défaillante. Et nous sommes devenus des êtres numériques qui pratiquons avec une relative insouciance, parfois même avec entrain, l’enregistrement de nos existences. Notre mémoire est défaillante et, si Facebook alimente la culture du lifelogging, le réseau social n’est pas une solution, c’est-à-dire un système adéquat pour stocker, organiser l’ensemble de nos activités, photos, messages, productions en tout genre afin qu’ils soient durables et repérables. Le programme de recherche MyLifeBits de Gordon vise à constituer une série d’applications associées à une base de données pour le stockage des e-souvenirs (souvenirs électroniques?).
À côté de cette proposition, les articles qui portent sur ce qu’on appelle the quantified self se multiplient. Fred Cavazza définit la quantification de soi comme « la pratique consistant à collecter des données personnelles et à les partager ». Déjà, on constate de nombreux projets et des entreprises qui offrent des outils et des applications souvent mobiles dédiés à cette pratique.
Ces ressources collectent, traitent, archivent de vastes quantités de données concernant l’humeur, le corps, les habitudes, l’argent, le suivi des tâches, l’activité sportive ou sexuelle, etc., toutes les informations qui, en somme, peuvent être quantifiées dans le cours d’une vie, souvent à l’aide de capteurs biométriques. On peut consulter le guide du self-tracking (http://quantifiedself.com/guide/) qui répertorie les projets et les outils.
Ces informations sont ensuite partagées sur les réseaux sociaux pour le plaisir, pour la comparaison ou pour motiver les participants. En outre, les fournisseurs analysent ces données et complètent leur offre de services en proposant des conseils, des recommandations, des pistes d’amélioration.
Les avantages d’aménager cette collection de soi? Les adeptes de ce mouvement voient en cette tendance un potentiel énorme pour améliorer la performance humaine en matière de santé, d’éducation, de productivité. La possibilité de mieux connaître le profil et les comportements de consommateurs suscite également un intérêt très vif. Mais on le fait aussi pour l’expérience et pour la postérité, pour une certaine conquête de l’immortalité.
Cette prédiction qui suggère que notre vie sera bientôt à la portée d’un clic n’est pas si extravagante. À mesure que les outils d’enregistrement (image, vidéo, audio, texte, Web) deviennent plus économiques, légers, conviviaux, accessibles, l’être culturel saisit les occasions qui s’offrent à lui de fixer les événements et la représentation des personnes qui l’entourent sur un support. Il en est ainsi depuis toujours à travers les diverses formes du journal intime. Récemment, l’amélioration des technologies de collecte et de partage, la présence d’organisations offrant de tels services, l’expansion de la mémoire informatique, une disposition croissante aux interactions et à l’exposition de l’intime ont permis d’envisager le développement de cette collection sociale de nos données personnelles.
Désormais, cette condition qui nous dispose à consigner les traces des choses nous reliant au monde pour en témoigner immédiatement ou à travers le temps s’intensifie et s’accélère pour atteindre des proportions qui donnent à penser que nous participerons bientôt à l’âge de la mémoire totale.
Les possibilités de la documentation totale sont intrigantes et, au-delà des promesses de la performance et de la productivité décuplées, de l’ultime connaissance de soi et du consommateur que font miroiter les auteurs, celles-ci suscitent de multiples interrogations : Comment construirons-nous notre identité d’« êtres en tant que documents »? Qu’adviendra-t-il des liens que nous entretenons avec nous-mêmes, avec les autres et avec le monde dans un contexte d’hyperdocumentation? Comment distinguerons-nous les informations et les relations significatives de celles qui ne le sont pas dans la masse de données? Nous connaîtrons-nous mieux? C’est pourtant le pari que l’on peut faire puisque notre stock d’événements passés sera plus riche et plus précis que jamais, et que cette base de données devrait faciliter l’exploration génétique des créations, tout comme nos stratégies décisionnelles, notre maîtrise de l’environnement et de l’avenir.
Mais on peut se demander quels sont les obstacles, les risques associés à la création d’un écosystème de données personnelles exhaustif. Quels sont les périls de la mémoire totale?
1. Les inforiches de la mémoire. Les visionnaires de la quantification de soi parient sur le fait que le coût de la mémoire informatique diminue toujours et que l’on devrait avoir suffisamment de bits à bon marché pour archiver nos données. Mais le fait est que, si l’on archive par le biais de vidéos, qui exigent une grande quantité d’espace, il y aura un coût que les mieux nantis seuls pourront s’offrir. Les enjeux touchant la fracture numérique de la mémoire, et plus seulement la question de sa fragmentation, deviendront préoccupants : qui aura les moyens d’un traitement et d’une postérité des marqueurs de sa présence?
2. Le contrôle politique. La menace ici n’est pas de l’ordre de la constitution de l’écosystème personnel, mais du danger que pourraient représenter des organisations privées ou des gouvernements malveillants qui voudraient disposer de ces lots de données personnelles ou publiques et s’en servir contre la volonté du citoyen. Il n’existe pas encore de barrières de protection législatives pour éviter que la sphère privée s’approprie ces données.
3. Le paradis infonuagique du propriétaire. Accessibles de partout, nos données nous échappent pourtant : elles sont notamment stockées dans le nuage chez des mégahôtes (Google, Facebook, Twitter, Apple) qui peuvent ensuite monnayer l’accès et l’exploitation des renseignements à d’autres fournisseurs de services, des annonceurs par exemple. Ces infrastructures propriétaires ne garantissent pas l’accès libre et ouvert, ni la pérennité des contenus ou des renseignements personnels ou publics qu’ils détiennent.
4. Les données individuelles négligées, désorganisées et perdues. La production de contenus est colossale et d’une diversité extrême. Qui va choisir et comment allons-nous nous souvenir dans une perspective patrimoniale? Les notions de valeur, d’autorité, de source se déplacent, avec des conséquences sur la transmission des savoirs et des biens culturels dont on ne peut pas encore évaluer la portée. Les données individuelles contribuent déjà à rendre de nombreux contenus plus significatifs et à enrichir l’information. Allons-nous préserver ces mémoires personnelles?
5. L’habilitation à la gestion de la mémoire. Actuellement, on peut penser que les gens et les collectivités ne sont pas en mesure de manipuler et d’archiver les données de façon autonome. Les compétences associées à la littératie de l’information ne sont pas en place pour permettre une documentation individuelle et collective sécuritaire, efficiente, ouverte, durable.
Une voie pour éviter ces écueils et favoriser la quantification libre, ouverte et pérenne du quotidien serait celle offerte par le mouvement Open Data. Ainsi, comme le suggère Emmanuel Gadenne, cofondateur de QuantifiedSelf Paris :
la capture des données par le citoyen représente l’avenir de l’Open Data. Des premiers résultats statistiques sont d’ores et déjà disponibles. Ainsi sur le site CureTogether, à partir de questionnaires aux patients, il a été possible de déterminer les traitements médicaux et les méthodes alternatives qui sont les plus efficaces, pathologie par pathologie.Il s’agirait alors de constituer ou de reconstituer les données publiques, municipales, gouvernementales, etc., telles qu’elles sont recueillies par des citoyens, pour obtenir des réponses à différentes questions et créer un abri pour les données qui soit apte à préserver leur accessibilité et leur intégrité.
En outre, la participation des archives et des bibliothèques devrait être associée à ces projets. Cette révolution des données pourrait requérir que les institutions de mémoire prennent en charge les documents privés, les collections vivantes de cette quantification du quotidien, les contenus créés par les individus et leurs communautés. Probablement que le concept de patrimoine s’en trouvera révisé. Mais ces collections sociales et ce patrimoine citoyen appartiennent à l’identité collective et au bien commun puisqu’ils contribuent déjà à donner du sens aux transactions d’informations sur les territoires numérique et physique. La sauvegarde de ces données devrait être assurée par les bibliothèques, suivant les connaissances, une certaine tradition, les normes et les standards ouverts, l’art des métadonnées et les riches pratiques des milieux de la documentation.
Dans cette veine, Oliver Ertzeid propose, pour l’avenir de la mémoire, de faire un retour aux fondamentaux:
Les sociétés humaines, les « civilisations » se construisent sur de la mémoire. Sur une mémoire partagée et rassemblée et non sur des fragments mémoriels largement « partagés », en permanence « disséminés », épars. Le seul vrai projet pour civiliser l’Internet serait d’empêcher cette priva(tisa)tion de nos mémoires, de nos mémoires intimes, de nos mémoires sociales, de nos mémoires culturelles. Des bibliothèques y travaillent, avec le dépôt légal de l’Internet, avec le Hathi Trust pour la numérisation des œuvres libres de droits, y compris même en archivant la totalité de Twitter. Elles essaient. Elles tâtonnent encore parfois. Mais elles ont compris. Pas de mémoire sans archives. Pas d’oubli sans traces effaçables. Pas de civilisation sans patrimonialisation pensée. Le temps de cerveau reste disponible. Le temps d’accéder à nos mémoires est compté. Nous seuls en sommes comptables. Sauf à considérer que …Collecter, organiser, indexer, stocker, sauvegarder représentent un labeur prodigieux: comment le faire pour nos données, archives, photos, textes, statuts, nos récits, notre livre à soi? Il se pourrait que, dépourvus de cette science de la mémoire, nous nous trouvions quelque peu égarés et pourrions bien avoir besoin de ce bibliothécaire de soi pour réussir (le document de) notre vie. Et alors, comme nous aurons participé à la production des contenus, nous devrions participer à ce processus de gestion et d’archivage de nos productions tout en prenant la décision d’entrer vivants dans les collections de notre bibliothèque publique ou du centre d’archives. Et, avant de mourir, nous prendrons bientôt des dispositions, comme avec nos organes, afin de donner aux institutions scientifiques ou publiques l’autorisation d’utiliser nos données.
Les bibliothécaires et les archivistes pourraient être promis à un grand avenir en tant que complices de notre vie en documents, comme formateurs pour nous guider à travers les projets publics ou ceux de l’Open Data pour le bien de nos données, comme artisans d’un contexte et d’un sens pour nous et ceux qui nous succéderont, comme gardiens de la mémoire de notre projet numérique inscrit dans une trame que nous arriverons à visualiser au sein d’un avenir planifié peut-être, avec une clarté et une distinction nouvelles.
| La photo Photographers par Thomas Hawk est sous licence cc-by-sa source : Flickr|
http://revueargus.qc.ca/index.php/2011/09/02/hyperdocumentation/
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